Curiosités contemporaines, Point contemporain

Hors-série « Curiosités contemporaines » de la revue Point Contemporain.

Dirigé par Lisa Valentine Toubas

Sommaire

Apollonia Saintclair / Laurent Quénéhen / Julie Dalmon / Lionel Sabatté / Frédéric Léglise / Lise Stoufflet / Haeji Lim / Kun Kang / Jérémy Chabaud / Barbara Polla / Hugo Servanin / Marc Molk

Point contemporain
Point contemporain

« René Girard souligne qu’en cinquante ans le rapport à la pudeur s’est inversé, que l’on est entré dans une ère du non-dit. Alors qu’il était impensable de parler pornographie lors d’une soirée, le tabou s’est désormais reporté sur le fait de se confier et de dévoiler ses sentiments. 

Marc Molk revendique, à l’heure où l’esthétique dominante pratique un certain détachement, une approche sensible et même sentimentaliste de la peinture. Ses toiles sont le réceptacle de récits toujours très personnels, qui nécessitent une forme de disponibilité pour les aborder. L’artiste nous rappelle combien le rapport à l’oeuvre pour un peintre n’est pas seulement de l’ordre de la représentation ou de la sensualité, mais qu’il relève aussi des sentiments, ceux qui l’unissent aux figures peintes et à certaines scènes. 

Une dimension affective qui se fonde sur des souvenirs, des phrases, des désirs, des émotions douces ou bouleversantes, sur leur empreinte. Des toiles qui se construisent sur la réalité d’un passé qui s’est effectivement produit et qui se recompose dans le présent de la toile.

___

Point contemporain : Par quel procédé élabores-tu cette texture si particulière qui caractérise tes tableaux ?

Marc Molk : Ma pratique de la peinture est née d’une sensation d’échec. J’étais déçu par la texture, l’épiderme de mes toiles. Un tableau n’est ni un sujet, ni un agencement de couleurs, il est avant tout cela « une facture ». Il possède une peau, un épiderme, avec des zones très différentes. À la manière d’un corps, certaines de ces parties sont nues, crues, d’autres au contraire sont granuleuses ou fines, plus précieuses. Afin de créer des zones distinctes, j’ai commencé à travailler des « jus », sortes de bouillons d’huile, d’eau et d’essence, sur lesquels je dépose du riz, du quinoa, des feuilles. Dans ce jus sur la toile posée au sol, ces éléments produisent des milliers de détails et de variations de texture.

Un procédé dont tu ne peux entièrement contrôler le processus ?

Si je veux qu’une zone soit claire, comme pour certaines parties de corps, il faut que la couche picturale soit moins épaisse à cet endroit. Alors avant de répandre le jus sur la toile, je prends soin de créer des reliefs en plaçant sous le châssis des chiffons en boule. Et la toile naît d’une mécanique des fluides que je ne peux pas en effet totalement contrôler. J’ai été très marqué par les entretiens de Francis Bacon avec David Sylvester, quand ils parlent de hasard. Il m’est possible de canaliser l’écoulement du jus, de l’orienter à ma guise. Je ne maîtrise pas l’effet final, au point qu’il m’arrive de recomposer le motif qui figurait initialement sur la toile. Je compose avec le hasard et les quatre éléments : l’eau par ce jus versé sur la toile, la terre par le caractère organique des éléments que j’ajoute, mais aussi le feu car j’utilise parfois un petit chalumeau, et enfin l’air avec l’emploi de peinture en bombe. Une manière somme toute très bachelardienne d’aborder la création, un peu mystique.

À ce premier temps succède celui de la composition ?

Une fois le jus réparti, je laisse sécher la toile, puis j’enlève les graines et autres éléments exogènes avant d’intervenir à nouveau sur le tableau à la main. Afin de multiplier les effets, j’utilise, c’est selon, des glacis, de l’huile épaisse, de la peinture en bombe, des paillettes pour créer des irisations, etc. Je me sens en marge des canons de la peinture parisienne dite contemporaine, où j’ai l’impression domine plutôt le mat, les couleurs rabattues, désaturées, et un mépris tenace pour tout ce qui relève du décoratif ou du sentimental, assimilé à de la mièvrerie. Ma peinture n’est pas de bon goût, à l’opposé de cette production minimaliste, controlée, qui est parfois de grande qualité ceci-dit, ce n’est pas la question. Je fais dans le brillant, le trop coloré, le brutal, le figuratif et le « gnan-gnan ». Le critique d’art Pierre Malachin, lors de ma participation au salon de Montrouge, a qualifié mon travail d’un terme plus précis : une peinture sentimentaliste. J’ai tout de suite adopté ce terme.

Ce terme ne décrit-il pas cette dimension émotionnelle contenue dans tes œuvres ?

Le sentimentalisme est la tentative de restituer la vie des émotions. Les plus grands tableaux sont des tableaux poignants. Certaines toiles que je regarde m’émeuvent comme le ferait une symphonie. Même si la peinture est un art silencieux, cérébral, j’aimerais que la mienne déclenche des émotions semblables à celles que procure la musique. J’en suis loin malheureusement. J’aimerais que mes toiles retiennent, capitalisent des moments de vie. J’aime le passé, ce qui est passé, les effets de vieillissement. Une photographie qui a pris la pluie, s’est gondolée et a en quelque sorte fané m’émeut davantage qu’une photographie intacte. Alors j’imite ces processus en peinture. Le sentimentalisme est aussi au coeur de mon travail d’écriture où je pratique une variété d’autofiction qui revient à utiliser ma vie personnelle comme matière première de mes livres. Je voudrais qu’une plus grande authenticité ait cours, une vie publique des sentiments, que chacun puisse exprimer les siens, et même atteindre une strate supérieure de débordement, de plénitude affective, le stade des méta-sentiments. Mais personne ne semble partager cet idéal.

La toile recueille ainsi des moments différents ?

La toile en effet enregistre des moments spécifiques, la nature hasardeuse du réel. Francis Bacon affirmait à David Sylvester qu’il était un peintre réaliste, car s’il ne restituait pas l’apparence du réel dans ses tableaux, il recueillait son empreinte, le travail du hasard et de l’accident. Je me reconnais dans cette distance et dans cette intimité avec le réel, qui vise sa trace d’avantage que son apparence exacte. J’adorerais pouvoir produire un travail très virtuose de représentation illusionniste, et parfois je m’y essaie un peu, mais cela m’ennuie, je ne suis pas très fort à ce jeu, et au final j’ai la sensation de composer une simple image, tandis que peindre un tableau c’est fabriquer un objet dans le monde.

Enfin, j’ai une attirance de plus en plus marquée pour la confusion en général. Il me semble que je ne comprends plus rien à rien mais que cet égarement recèle une certaine beauté, et même une paix dont j’ignorais l’existence quand je croyais tout savoir. Alors l’exactitude me semble maintenant un genre de mensonge, et je préfère peindre selon une confusion comparable à celle de mes sentiments.

Comment les signes que tu places dans la toile participent à ce caractère authentique ?

Les signes nets et identifiables que je place dans les tableaux visent à mettre en valeur cette confusion générale mais par contraste, par une précision inattendue. Je place des « ancres », des points d’attention à l’aide de symboles : sabres, Sacré-Cœur, fleurs… Certains sont placés de manière évidente alors que d’autres sont plus discrets et nécessitent que l’on examine le tableau. Certains de mes motifs sont saillants, d’autres plus arrondis, certains semblent avoir été posés artificiellement, d’autres sont enfouis… Je ne cherche pas en peinture une note précise, un « diapason », mais plutôt à restituer ce tourbillon de tout, de sentiments, de pensées, de distractions contradictoires, qui nous habite. Aussi mes tableaux sont très différents les uns des autres, car ils ne charrient pas tous les mêmes angoisses ou les mêmes joies. Je tiens aussi à cette hétérogénéité, elle a un sens. Je ne cherche pas à constituer un panorama du haut de la montagne, pour reprendre une vision romantique, mais à suivre le chemin qui mène à son sommet… ou au fond la vallée, qui sait ? »